dimanche 21 octobre 2007

Archives - Ancien Test 14/11/2006

En soi, il n’était pourtant pas haut ce petit muret de béton qui bordait l’entrée de la cave. 1m20. Pas plus. Mon cousin et mon oncle, de quelques années mes aînés, le sautaient inlassablement sans aucune difficulté. Je les suivais, et de la terrasse surélevée qu’il scindait, je restais longtemps perché là, à essayer de trouver le courage de sauter à mon tour, dans ce qui me paraissait un vide incroyable. La plupart du temps, ils ne s’apercevaient même pas de mon trouble. Ils continuaient leur chemin vers les trésors de la cave, sans cesser leurs discussions de grands. Moi, piteusement, je prenais le chemin le plus long, la petite descente qui plongeait vers le sous-sol. Parfois, mes deux compères m’attendaient en m’encourageant ou en me raillant, c’était selon leur humeur. Mais rien n’y faisait. J’abandonnais à chaque fois, pris d’une peur incontrôlable. Craignant de me briser les chevilles si je sautais.

Un jour, je traînais dans les jupes de ma grand-mère. Elle sortait le linge de la machine à laver pour aller l’étendre sous le doux soleil d’avril. À l’entrée de cette vaste cave sombre, elle sortait les vêtements humides et fripés, les secouait violemment pour les détendre, et les posait finalement à plat dans une grande bassine. Pour se donner du cœur à l’ouvrage, elle chantait. Certainement un air de Luis Mariano. Et je suis presque sûr que c’était l’amour est un bouquet de violette. Moi, je fouillais dans le fatras de cette caverne d’Ali Baba. On y trouvait des paires de bottes à foison, des bouteilles vides qu’on remplirait bientôt de vin et de cidre maison, des vieux vêtements des années 60, des casquettes de marin, un caban qui sentait le moisi… tout et rien. De temps en temps, je jetais un œil vers l’entrée de la cave et je voyais cette rassurante silhouette se découper dans un rayon de soleil, au son d’un air d’une autre époque, d’un autre monde qui ne sera plus jamais. Tout d’un coup, pris d’une fringale comme je savais en avoir, je me faufilais hors du sous-sol et filais dans la maison. Si je montais les quelques marches du perron sans me cacher, je faisais attention en poussant la lourde porte, de ne pas faire trop de bruit. Et je tremblais de peur en la refermant craignant qu’elle ne claque à mon insu. Tandis que roulaient les rugissant ronflements de mon grand-père, discrètement, à pas feutrés, je me glissais dans la cuisine. Là, j’ouvrais la huche à pain. J’y fourrais mes deux mains avec lesquelles, insatiable, j’étranglais un pain de campagne presque aussi gros que moi. J’agissais au plus vite pour que ses cris ne réveillent pas mon grand-père et ne révèlent pas mon larcin. Je tirais alors un morceau de pain frais immense. Sa croûte dorée croustillait. Sa mie blanche, épaisse me faisait saliver. Je ne pouvais attendre d’être dehors et j’y mordais à pleine dent. Je n’ai jamais mangé de pain aussi bon que celui là. Tout en mâchan t goulûment, je quittais les lieux, mettant en application ce principe cher à mon héros du moment, Arsène Lupin joué par Georges Descrière : un voleur ne s’attarde jamais sur les lieux, une fois le vol effectué. Principe qu’il n’avait pourtant pas respecté dans plusieurs épisodes.

Une fois que la lourde porte se refermait sur moi, mon vol entre les mains, je décidais de me réfugier dans le seul endroit qui pouvait encore me dissimuler : la cave et sa pénombre, hôte rêvé pour tous les petits malhonnêtes dans mon genre. Je fourrais le morceau de pain sous mon pull, et je déguerpissais au plus vite. Le temps jouait contre moi. Mon grand-père pouvait se réveiller, voir quelques miettes devant la huche. Ou pire, un affreux doute m’assaillait : avais-je bien refermé la dite huche ? Ou encore, était-je sûr que personne ne m’avait vu ?

Courant comme un dératé, je tournais directement à l’angle de la maison, pour prendre le chemin le plus court vers la cave. Je me retrouvais au pied du mur, ou pour être plus exact au sommet du muret. Je n’avais plus le choix. Les flics aux trousses. Pour moi, ça allait être la maison de correction, les liens avec la pègre, une chute autrement vertigineuse dans le monde de la criminalité. Tout ça pour un vulgaire bout de pain. Jean Valjean n’avait qu’à bien se tenir. Là, étourdi par cette vie ratée à cause d’une erreur de jeunesse, d’un larcin de pacotille, sans même y réfléchir, je sautais !

Mes chevilles étaient intactes. Mon orgueil revigoré. En passant à côté de ma grand-mère, je bombais le torse, en une convexe torsion de ma cage thoracique, ordinairement si concave. J’étais presque un homme.

Il y a quelques semaines, j’ai renouvelé l’exploit. Du haut de ce muret, qui cette fois me paraissait minuscule, je me suis laissé lourdement tomber. Je n’ai même pas eu un frisson. J’ai posé ma main sur sa surface rugueuse. Je l’ai caressé longuement. Combien de murets avais-je dû trouver le courage de sauter toutes ces années ? Combien de peurs inavouées m’avaient serré les intestins, m’avaient ravagé ? Et pourtant, aujourd’hui, elles me semblent toutes presque aussi inoffensives que ce petit muret. Tiens, je mangerais bien un bout de pain.

Archives - Ancien Test 14/11/2005

De cette petite maison, vieille et délabrée, il ne reste qu’un souvenir, qu’un goût. Celui de la paix intérieure, celui de la liberté. Son unique étage était inhabitable : pas de vitres aux fenêtres, un toit qui, à certains endroits, laissaient passer la pluie. Restait le rez-de-chaussée. Seules deux pièces avaient été retapées. On pouvait y vivre si on savait se passer du confort. Devant son aspect spartiate, un de mes amis parisiens aurait sûrement pu affirmer que c’était du Le Corbusier tout craché par le dénuement extrême des commodités.

Flanquée à un village encore plus vieux, qui se mourrait depuis plus de cinquante ans, elle ne dépareillait pas. Bordant des champs de pâturage, elle résonnait tout l’été des bêlements des agneaux. Lorsqu’on sortait sa tête des fenêtres du rez-de-chaussée pour regarder dans la petite cour, on risquait de se faire prendre par un rayon de soleil, de rester là une vingtaine de minutes, appuyé sur ses avant-bras, goûtant la vie et le calme au milieu d’une campagne désœuvrée et pourtant si douce. Le souffle des veaux dans l’étable, les lézards qui glissaient sur les murs épais, un papillon qui voletait doucement dans la fraîcheur d’un matin d’été. On pouvait alors s’étirer, mettre du lait à chauffer, couper une grosse part de brioche pour la mordre à pleine dent. On se disait… Non. Je me disais que c’était ça le bonheur. Ou quelque chose comme ça. Je mettais un peu de musique, content qu’il y ait au moins de l’électricité. Brassens résonnait dans la petite cour aux sons de margoton la jeune bergère. J’avais presque l’impression qu’en allant dans l’étable, je la verrai, le corsage défait, adossée contre la grosse meule de foin, allaitant le petit chat de la chanson. Tandis que je prenais mon petit déjeuner, plongeais ma brioche dans le chocolat chaud, je repassais inlassablement le même titre, ânonnant les paroles que je connaissais le mieux : Viens comme hier, comme hier, comme hier. Si tu ne m’aimes point c’est moi qui t’aimerons. Pour passer le gros ruisseau de pierres en pierres, comme tous les jours mes bras t’enlèveront, nos dindes, nos truies, nous suivront légères.

L’hiver… l’hiver c’était bien différent. Cette bicoque devenait glaciale. La cour était balayée par les vents et l’on n’ouvrait plus jamais les fenêtres sur elle. Pas de neige. Juste du froid et du vent. Fort heureusement, dans une des pièces habitables, il y avait une grosse cheminée. On ramenait du bois, on allumait le feu, on soufflait tout ce qu’on pouvait pour qu’il prenne correctement et réchauffe enfin cette grande pièce. Il crépitait d’abord doucement, puis les flammes finissaient par avoir le dessus, par s’en prendre aux vieilles souches comme aux jeunes branches. On pouvait alors quitter son manteau et se coller devant l’âtre pour y prendre un peu de chaleur. J’y faisais chauffer de l’eau que je versais ensuite dans une théière en fonte. J’infusais un thé vert à la menthe, puis, quand il était prêt, je collais ma théière sur les braises pour qu’elle reste chaude. Je sortais un petit verre qui, dans une autre vie, avait été un pot à moutarde de Dijon. Un sucre. Et j’y versais délicatement un peu de ce nectar. La théière rejoignait sa place devant les flammes. Je m’installais aussi confortablement que possible, Jonathan Livingstone le goéland dans une main. Je lisais jusqu’au bout de la nuit, buvant et buvant tout le thé que je pouvais. Espérant que jamais la nuit ne se termine. Je volais avec lui jusqu’aux limites de l’esprit, dans cette univers où on ne peut être que seul. Le thé fumait dans mon petit verre. Je m’y brûlais les doigts avec plaisir.

Aujourd’hui, il n’en reste qu’un souvenir, qu’un goût. Bien amers l’un et l’autre.